LA PRESSE EN PARLE
"HIKU", bienvenue chez les hikikomori !
Publié le
HIKU de Anne-Sophie Turion & Eric Minh Cuong Castaing
Samedi 17 mai à 20h aux Passerelles
En partenariat avec le Groupe des 20 Théâtres en Île-de-France (spectacle lauréat 2022)
Dès 14 ans • Durée : 1h30 • Tarifs : 15 € / 10 € / 6 € • Infos et réservations : 01 60 37 29 90 ou sur notre billetterie en ligne
LA PRESSE EN PARLE :
"Le phénomène des hikikomori représente pour le théâtre un impossible particulièrement attirant. Au nombre d’une dizaine de milliers au Japon, où ils sont identifiés et nommés dès les années 1980, mais aussi présents en France où ils sont désignés par le même terme japonais, ces individus qui se retirent du monde pour vivre dans un isolement absolu, le plus souvent dans leur chambre au sein du foyer familial, mènent une existence diamétralement opposée à celle qu’implique l’art théâtral. S’intéresser aux hikikomori, pour des acteurs et des metteurs en scène, est donc faire l’expérience du radicalement Autre. C’est aussi interroger les limites de leur discipline. Comment, en effet, donner à voir et à entendre des êtres qui se définissent par leur retrait du monde et leur silence ? Plusieurs artistes ont tenté de trouver une réponse. En 2016 par exemple, le metteur en scène français Joris Mathieu créait Hikikomori, Le Refuge. En 2021, à la demande du Théâtre de Gennevilliers, le Japonais Hideto Iwaï, lui-même ancien hikikomori, faisait incarner à des comédiens français des reclus japonais. À leur tour, avec HIKU, Anne-Sophie Turion et Eric Minh Cuong-Castaing qui collaborent pour la première fois s’approchent de la réalité secrète des hikikomori.
L’expérience commence dès notre entrée en salle, où nous sommes conviés à nous installer où l’on veut, sur les chaises disposées un peu partout ou sur les coussins posés au sol, et à nous déplacer à l’envie, pour « changer de point de vue ». On entre dans le monde des hikikomori par un medium dont ils sont familiers : l’image. Sur différents grands écrans qui forment une sorte d’installation, on observe des personnes se livrer à des activités dont on devine d’emblée la nature routinière, où l’on reconnaît aussi la marque de la fiction. L’un joue du piano dans sa chambre tapissée de feuilles imprimées, et exprime en bégayant combien il est étrange pour lui de faire ce qu’il fait d’habitude pour lui-même à destination d’un public : c’est Yagi. Une autre roule dans la nuit sur un vélo lumineux comme un vaisseau spatial : c’est Shizuka. Un troisième nous apparaît de dos, face à un lac et en pleine tempête : voici Matsuda. Un autre, Yoshida, s’affaire dans son potager avant de dresser une banderole disant « J’aimerais pouvoir sourire ». Enfin, un dernier se poste à la porte d’une chambre, où il tente d’établir un contact avec son habitant : il se présente comme Atsutoshi Takahashi, de l’association New start Kansai.
Sans que cela soit formulé, on comprend que cette personne est celle qui fait lien à la fois entre les différentes personnes filmées et entre celles-ci et les metteurs en scène du spectacle. Dans HIKU, rien n’est dit que ce qui est nécessaire, c’est-à-dire ce qu’ont envie de partager les personnes citées plus tôt de leur quotidien. C’est là la grande délicatesse première du spectacle. À aucun moment Anne-Sophie Turion et Eric Minh Cuong-Castaing ne cherchent à imposer leur lecture du phénomène, ni à combler les nombreux trous, les silences qui emplissent chaque récit et ceux qui séparent les différents témoignages. Le choix de Yuika Hokama comme seule présence physique de la pièce rend palpable le geste des deux artistes français se penchant sur un phénomène japonais tabou. Traductrice franco-japonaise ainsi que danseuse et comédienne, la jeune femme commence par traduire le témoignage d’une mère de hikikomori, celui qui se cache derrière la porte à laquelle s’adresse Atsutoshi Takahashi. Son rôle devient plus central dès lors qu’entrent en scène trois robots de téléprésence qui nous permettent d’approfondir notre rencontre avec Shizuka, Mastuda et Yagi : plus que pont entre deux réalités éloignées, la traductrice rassemble celles-ci en un espace commun, aussi touchant que troublant. En mettant sur le devant de la scène le métier de traducteur peu visible au théâtre, HIKU ancre solidement dans l’espace théâtral sa réflexion sur les absents, sur les oubliés.
Si Anne-Sophie Turion et Eric Minh Cuong-Castaing inventent comme Joris Mathieu un dispositif singulier pour aborder les lointains hikikomoris, ils le font d’une manière tout autre, presque contraire. Dans Hikikomori, Le Refuge, chaque spectateur accédait par le biais d’un casque à un témoignage relatif à son âge : l’enfant, l’adolescent et l’adulte vivaient ainsi trois spectacles différents. Ils vivaient une expérience solitaire qui faisait écho à l’isolement du hikikomori fictif et de ses parents dont la pièce racontait l’histoire. Entre cinéma et performance, faisant largement part aux nouvelles technologies, le dispositif de HIKU rassemble. En respectant les modes d’expression, les bribes et les bégaiements de chacun, les metteurs en scène tissent davantage de liens entre les êtres que s’ils avaient cherché à construire un récit classique, plus rassurant sans doute pour les programmateurs. L’intime devient une expérience collective, qui trouve son expression la plus évidente lorsque des spectateurs répondent aux questions posées par Shizuka, Mastuda et Yagi par l’entremise de leurs robots à écrans et à roulettes. Ou lorsqu’on voit les trois hikikomori sortir de leur enfermement pour participer à une manifestation organisée par New start Kansaï, et à laquelle les artistes français ne sont pas étrangers.
À demi-mots, par son subtil alliage de virtuel et de réel, par l’étrange rassemblement qu’elle propose, HIKU laisse entendre les violences qui ont auparavant éloigné, retranché. Pour celles et ceux qui y participent en direct de leur chambre au Japon, le spectacle fait partie d’un processus de resocialisation. Lauréat du Groupe des 20 Théâtres en Île-de-France, HIKU continue après sa création à Actoral à Marseille et son passage à la Maison de la Culture du Japon à Paris à tisser ses liens très fins, aux deux sens du terme, entre les êtres et les continents."
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr